[-empyre-] Antipodean splits



Dear empyricists

Maybe tuned to some of the past week's discussion, this piece of textual schizophrenia  dredged from a full fathom five publication of years back in a compilation of equally odd figments/ fragments of poetically licensed imaginations... It traced a tenuous parallel - alternating paragraphs are laid out in two parallel columns in the published version - between elements from Maori mythology and others to do with today's exploration of the spaces revealed by our variously dead and live reckoning methods, with thanks to Raqs. Echoes from last days, weeks, years...

Apologies to those who don't read French - this testifies again to "hybrid cultures" so close to the bone in recent discussions. It won't withstand automatic translation torture - was written out loud to be performed, incomprehensible parallel processing being an integral part of the experience. We laughed a lot at the time.

There's another possibly related text online in English called "Kupenga, Knots, Have-Knots" about surfing, navigation, and slippage between rhetorical and corporeal sensibilities, at http://www.aec.at/intertwine/it2texte/norman.html


Best
Sjn
Titahi bay - saintes - newcastle


Corps/ machines/ territoires
La conquête d'espaces hostiles

Au début, il y avait Te Kore, le vide. Et de Te Kore fut issue Te Po, la nuit. Et dans cette nuit impénétrable, Ranginui, le dieu du ciel, fut serré dans les bras de Papatuanuku, la déesse de la terre. Corps à corps des dieux au souffle lourd, devenu territoire à lui seul. Sourde puissance d'une étreinte aveugle dans une nuit sans fin. 

L'espèce humaine habite des niches écologiques hautement diversifiées sur notre planète, voire, depuis quelques décennies, en dehors d'elle. Ce qui est vécu comme un espace inamical, invivable pour les uns, est un espace familier, hospitalier pour les autres. 

Leurs fils, les dieux nés de cette étreinte fertile dans cette longue nuit noire, dans ce lieu d'enfermement ne permettant ni croissance ni savoir, ne supportaient plus d'être prisonniers de l'amour étouffant de leurs parents, et ils ont commis leur premier acte de révolte, de rupture, de cruauté. 

Les zones géographiques que nous occupons recouvrent une échelle de températures de plus d'une centaine de degrés celsius sur terre, échelle dramatiquement étendue par nos expéditions extra-planétaires. Du chaud au froid, de l'humide à l'aride, du littoral au montagneux. Troglodytes gîtant dans les orifices de la terre, nomades dont les tentures en effleurent la surface, peuples arboricoles, stylites, citadins des gratte-ciels, résidants de demeures fluviales, maritimes, lacustres, cosmique. Lieux de promiscuité, lieux d'isolement.

Tane Mahuta, le dieu de la forêt, de toutes choses vivantes qui aiment la liberté et la lumière, a décidé de séparer ses parents pour créer un autre espace, un territoire où pourraient grandir des êtres dans leurs corps et dans leurs âmes, dans leurs gestes et dans leurs savoirs. Accroupi, comme depuis sa naissance, Tane a pris appui sur le corps de sa mère et il a appliqué ses mains sur le corps de son père et il a poussé de toute sa force. Il a poussé et repoussé Rangi, et il a pu ainsi lentement se dresser. Tane s'est lentement mis debout, il a lentement tendu ses bras pour écarter le ciel de la terre, se forger un espace dans cet entre deux, ce lieu entre terre et ciel que nous occupons depuis. Un espace qui porte toujours en lui la stigmate d'un écartèlement, d'une violente mise à jour. Un espace volé, un espace violé. 

La conquête des espaces habitables - et des espaces que nous rendons habitables -, des terrains de domiciliation et d'exploitation, de rassemblement et de rendement, scande l'histoire humaine. Invasions et guerres, occupations et expulsions, traduisent l'enjeu vital qu'est le lieu d'être. Ces conquêtes de la nature, puis de la nature humaine, sont le sujet de notre mythologie, le produit de notre imaginaire collectif.
 
Ainsi, la lumière fût, et Tane a planté ses arbres, ses oiseaux ont pu voler dans le ciel enfin décollé de la terre. Tane a modelé la première femme humaine, Hineahuone, dans de l'argile, puis lui a insufflé la respiration vitale. Tangaroa, le dieu de la mer, a pu enfin étendre son royaume, déployer ses océans.  

L'exploration de terrains nouveaux, de lieux que l'habitude nous interdit, de lieux que nous interdisent nos capacités, nos propensions biologiques, est une aventure profondément humaine. En s'aventurant sur des terrains nouveaux, aux traits et aux dimensions imprévisibles, nous assouvissons notre besoin de l'insolite et de l'inconnu. 

Lorsque Tane et ses frères regardaient leur mère, arrachée si brutalement de son étreinte, Papa s'est recouverte dans sa douleur d'une voile argentée, une voile de brume, tandis que les larmes torrentielles de Rangi se sont déversées sur son corps, formant des coulées d'argent, des ruisseaux, des rivières, des lacs. Tane qui aimait sa mère l'a habillé tendrement, l'a vêtue de la verdure vivante des forêts, l'a rendue belle dans ce nouveau monde de lumière, pour que Rangi de son royaume céleste puisse la contempler, l'admirer, l'aimer. 

Pendant que notre espèce s'est répandue sur la terre, conquérant de nouveaux lieux de vie, elle a développé des systèmes lui permettant de pénétrer dans ces mondes que nous cachent notre perception « naturelle »: les verres optiques  agrandisseurs, les instruments pouvant paramétrer le regard pour des longueurs d'onde extraordinaires, des appareils faisant entendre l'inaudible, faisant sentir l'intouchable... 

Rangi, lui, paraissait lointain et froid, triste et gris. Tane Mahuta a placé le soleil sur le dos de son père, avec à son versant la lune. Il a paré Rangi d'un vêtement rouge et brillant, visible lors des couchers du soleil. Il l'a orné d'étoiles, de la voie lactée, de lumières qui faisaient briller le ciel dès que la lumière du jour fut éteinte. Ainsi, Papa pouvait admirer de nuit son amant qui l'admirait de jour. 

La cartographie a joué un rôle déterminant dans l'histoire de l'exploration de notre planète : en prenant la mesure des lieux que nous découvrons, en les encodant par un système de représentation symbolique qui passe par le nombre, nous pouvons les intégrer à notre espace mental, à nos conjectures et nos projections. Nous assimilons ce que nous parvenons à définir.

Deux des enfants de Rangi et Papa ne supportaient pas la séparation de leurs parents, ils ne pardonnaient pas à Tane Mahuta d'avoir interrompu le premier acte d'amour, d'avoir arraché de force leurs parents de leur étreinte. Ce furent Tawhiri matea, le dieu des vents, puis Tumatauenga, le dieu des hommes, de la guerre, de la technique. Tawhiri matea s'est vengé sur ses frères en soufflant très fort, en brisant et en déracinant les arbres de Tane, en semant la panique parmi les êtres de la forêt, puis il s'est déchaîné sur le pays de Tangaroa, en fouettant la mer pour en faire un milieu si dangereux que certains poissons se sont réfugiés au fond de l'océan, d'autres ont remonté les rivières pour s'abriter, d'autres encore se sont enfouis sur la terre pour devenir des amphibies.  

Mesurer est aujourd'hui une opération dictée par les nombres « abstraits » et  les instruments qui les ordonnent, alors qu'hier elle fut encore dictée par le corps, par l'aune, le pied, le jour de marche. Par la mesure,  nous procédons à une sorte de sublimation du monde :  ce milieu auparavant insondable, lorsqu'il est assujetti à la grille numérique,  semblerait ainsi changer de nature, devenant gérable, quantifiable, mentalement saisissable. 

Tumatauenga, l'autre enfant dépité, dieu des hommes, de la guerre, et de la technique, a créé des outils pour attraper les enfants de ses frères, Tane et Tangaroa, ceux qui avait trahi ses parents, afin de les dévorer, puisque la pire ignominie que l'on peut faire subir à l'autre c'est de le manger. Les hameçons, les filets, les cordes, les flèches, les lances, les pirogues, toutes les techniques permettant de piéger les animaux de la terre et de la mer, puis les ustensiles pour creuser la terre afin de récolter ses fruits, pour couper et traiter les plantes afin d'en faire les vêtements et les récipients, puis les outils permettant de couper et de découper les arbres pour en faire les maisons, bref, tous les instruments ont été développés par Tumatauenga pour se venger de l'acte de Tane Mahuta, violeur du premier acte sacré d'amour de Rangi et de Papa.

L'acte d'accaparement par la mesure s'apparente à l'acte d'accaparement par la dénomination - l'acte de nommer, ensuite de renommer en regroupant hiérarchiquement les choses déjà nommées par l'art et la ruse de la nomenclature (catalogues, taxonomies, lexiques). Ces mécanismes d'ordonnancement du monde sont des mécanismes d'appropriation du monde. A travers le langage et le nombre nous prenons possession de notre milieu. A l'instar des incantations religieuses, les relevés numériques du monde sembleraient en conjurer l'immanence matérielle, existentielle. Vertu et force rédemptrice des chiffres.

Ainsi fut créé l'espace des hommes. Espace né d'une rupture, du désir des hommes de se redresser, de grandir, de se déplacer, de pouvoir explorer le monde. Du désir aussi, incarné par Tumatauenga, de forger des techniques, des outils, des instruments, des stratégies, permettant de dominer les autres créatures afin d'en vivre, d'en faire son gîte et son couvert, sa nourriture et sa protection. La technique de Tumatauenga est aussi la technique qui permet aux hommes de se dominer entre eux. La technique pour avoir la maîtrise de la mer et de la terre, c'est aussi la technique qui sert à avoir la maîtrise des autres hommes, de ses rivaux, de ses antagonistes dans cet «agon», cette première compétition, qui est la lutte pour la survie. Espaces, espèces hostiles, ennemis, antagoniques. 

Les sirènes du numérique peuvent être dangereuses - comme nous l'a montré récemment la malencontreuse chute de la sonde spatiale sur Mars, sonde qui fonctionnait simultanément et aveuglement conformément à deux systèmes de mesure. En pieds, et en mètres. Sa distance du sol martien en mètres étant à peu près le triple de sa distance en pieds. Pour se poser sur le sol, cette sonde, ce fier fleuron technologique fut trahi par un système de mesure antédiluvien, qui a compté en pieds un parcours réellement effectué en mètres. Measure for Measure. 

L'espace hostile et la puissance invincible de la mort sont réunis chez la déesse maorie de la mort, Hine Nui Te Po. Cette femme est la triste métamorphose de la fille de l'aube, la belle Hinetitama, née de l'amour entre Tane Mahuta et la première femme, Hineahuone. Tane a ensuite vécu avec sa fille, qui s'est enfuie dans le monde de la nuit le jour où elle a compris que son amant fut également son père. Hine Nui Te Po est une figure puissante, tragique, ambiguë, porteuse des tares de l'inceste. Le seul être à avoir osé la défier est Maui le demi-dieu, le malin, souvent le malicieux, parfois le maladroit. Maui était voué au même sort mortel que les hommes, et ne supportait point cette idée. L'histoire de leur rencontre est la dernière histoire de Maui. 

L'odyssée nous transporte par la parole, retraçant les périples de nos ancêtres dans des terres inexplorées, des espaces hostiles. Ainsi, l'odyssée nous prépare et nous protège pour nos aventures futures, elle repousse les limites de l'imaginaire pour que nous puissions voir et croire l'incroyable lorsque nous aurons à affronter l'inconnu.

Or, pour vaincre la mort, il fallait la traverser. Littéralement. Physiquement. Traverser la mort de l'intérieur. Traverser le corps de Hine Nui Te Po et en sortir vivant. Traverser ce long tunnel des entrailles de la nuit pour revoir le jour, la vie ininterrompue, l'immortalité. Voilà ce que Maui devait faire.

Comment différencions-nous aujourd'hui le monde inconnu et incroyable, d'un monde naturel que notre regard toujours de plus en plus appareillé dote de nouvelles natures ? L'invisible que nous voyons, l'infime que nous mesurons désormais, quelles histoires et quels sens donner à ces nouveaux régimes du sensible ? Quel imaginaire peut nous préparer pour les  visions du réel, constamment renouvelées, constamment suprenantes, que nous apporte quotidiennement notre arsenal de machines à percevoir ?
 
La déesse dormait la nuit, elle ronflait au fond de la forêt, sa bouche grand ouverte, ses cuisses aussi. Maui devait entrer dans le corps de Hine Nui Te Po par l'endroit de sa naissance, par cet orifice qui, dans le corps de sa mère, marque l'origine de son monde. Il devait pénétrer entre les gigantesques cuisses de Hine Nui te Po et parcourir l'intérieur de son énorme corps somnolent, pour en ressortir par la bouche caverneuse. 

En espèce aguerrie, nous nous armons constamment de machines et de prothèses pour explorer des espaces hostiles. Lorsque nous multiplions ainsi nos lieux d'être, ces changements d'espaces transforment notre conception du vivable et du vivant: à la terra incognita que nous avons cru dompter hier, en maîtrisant les éléments physiques, se superposent aujourd'hui les univers virtuels que nous créons à force de calculs, siège de nouveaux combats.

Les créatures de la forêt ont eu vent du projet de Maui. Tous voulaient assister à l'exploit, tous voulaient savoir si, enfin, quelqu'un allait pouvoir vaincre la mort. Les oiseaux n'avaient jamais vu ça et ils voulaient tout voir. Maui ne pouvait pas les chasser, il leur a donc demandé de rester silencieux, puisqu'il ne fallait surtout pas réveiller la déesse. Ils se sont regroupés autour des deux protagonistes, le monstrueux corps dont les ronflements résonnaient au loin, et le jeune et vigoureux Maui. Il a commencé son périlleux parcours. Et les oiseaux regardaient ce moment d'une grande gravité. 

Nous devons apprendre à bâtir des récits dignes du dernier nouveau monde, celui que signalent les horizons infinis des espaces numériques, lieux de refonte, de tamisage, de genèse de manifestations protéiformes.

Et Maui pénétrait dans le corps de Hine Nui Te Po, et on n'en voyait plus que les jambes qui dépassaient, et le spectacle étrange de ces jambes qui frétillaient sur le seuil du corps de la déesse de la mort, alors ce spectacle en était trop pour les plus petits et les moins graves des oiseaux de la forêt, ces petits oiseaux bavards, rieurs, commères, et, conformément aux craintes de Maui, ils n'ont pu se retenir, ils se sont mis à rire, d'abord des bruissements étouffés, puis le rire et le fou rire a gagné l'assemblée, et l'éclat de rire des oiseaux a réveillé Hine Nui Te Po, et en se réveillant elle a claqué brutalement ses cuisses, et ainsi ce ne fut pas Maui qui a su vaincre la mort, mais ce fut encore la mort qui a triomphé de Maui et des hommes. 



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